Thor et le Jämtland

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Dans la mythologie nordique, Thor est un dieu Ase, le dieu du tonnerre. Il possède un marteau appelé Mjöllnir, fabriqué par deux nains nommés Eitri et Brokk sous les ordres de Loki. Il est le plus fort des hommes et des dieux. Il est ainsi le défenseur de Midgard et le gardien des dieux et des hommes contre les géants. En cela, il est un des dieux les plus vénérés.

Voici l'histoire du Jämtland - comté suédois situé au nord-ouest du pays - écrite par Selma Lagerlöf qui met en scène Thor et un couple de géant :

"A l'époque où des géants vivaient encore dans le Jämtland, il advint un jour qu'un vieux colosse des montagnes étrillait ses chevaux dans la cour de sa maison. Tandis qu'il les brossait, il se rendit compte que les bêtes tremblaient d'inquiétude. "Qu'avez-vous, mes chevaux?" dit le géant en regardant autour de lui pour trouver ce qui les avait effrayés. Il ne vit ni ours ni loup alentour. La seule chose qu'il remarqua fut un homme qui montait le chemin menant chez lui, un homme loin d'être aussi grand et massif que lui mais grand quand même et qui paraissait costaud.

A peine le vieux colosse des montagnes eut-il aperçu le marcheur, qu'il se mit à trembler de la tête aux pieds comme ses chevaux. Abandonnant son travail, il se hâta de rejoindre à l'intérieur de la maison la géante qui filait de l'étoupe à la quenouille.

"Que se passe-t-il? dit sa femme. Tu es aussi pâle qu'une montagne enneigée." — "Comment pourrais-je ne pas être pâle? répondit le géant. Quand s'en vient sur la route un visiteur qui est Thor aussi sûrement que tu es ma femme." — "Voilà un visiteur qu'on n'aime pas recevoir, dit la géante. Ne peux-tu pas lui troubler la vision, afin qu'il prenne toute notre ferme pour une montagne et passe notre porte sans s'arrêter?" — " Il est trop tard pour mettre en oeuvre cette sorcellerie, répondit le géant. Je l'entends ouvrir le portail et entrer dans notre cour." — "Alors je te conseille de rester à l'écart et de me laisser seule l'accueillir, dit vivement la géante. Je vais essayer de faire en sorte qu'il ne revienne pas chez nous de sitôt."

L'idée parut excellente au géant et il entra dans la petite chambre tandis que sa femme restait sur le banc des femmes dans la grande salle, et continuait à filer calmement, comme si elle n'avait eu conscience d'aucun danger.

Il faut dire qu'à cette époque-là le Jämtland ne ressemblait en rien à celui  qu'on connaît de nos jours. Le pays entier n'était qu'une vaste montagne plate, si nue et si stérile que même les sapins ne pouvaient y pousser. Il n'y avait pas de lacs, pas de rivières, et pas de sol non plus que la charrue aurait pu sillonner. Même les collines et les montagnes qui aujourd'hui couvrent le pays n'existaient pas, toutes étaient alignées loin dans l'ouest. Nulle part les hommes ne pouvaient vivre sur ce vaste territoire, mais les géants l'appréciaient d'autant plus. Leurs désirs étaient même probablement à l'origine de l'aspect désertique et peu hospitalier de l'endroit. Et le géant avait sans doute de bonnes raisons de se sentir inquiet en voyant Thor approcher de sa maison. Il savait que les dieux n'aimaient pas ceux qui répandaient le froid , l'obscurité et le désert autour d'eux et qui empêchaient la terre de devenir riche, fertile et décorée d'habitations humaines.

La géante n'eut pas à attendre longtemps avant d'entendre des pas décidés dans la cour et, bientôt, le voyageur que son mari avait vu monter la route ouvrit la porte et entra dans la maison. Il ne s'arrêta pas sur le seuil comme le font d'ordinaire les voyageurs mais s'avança sans tarder  vers la femme assise devant le mur au fond de la pièce. Pourtant, alors qu'il avait l'impression d'avoir marché un bon moment, il s'aperçut qu'il s'était  très peu éloigné de la porte et qu'il lui restait encore un long trajet avant d'atteindre le foyer situé au milieu de la pièce. Il allongea le pas mais, lorsqu'il eut encore marché un moment, il lui sembla que le foyer tout comme la géante, étaient encore plus loin de lui que lorsqu'il était entré dans la pièce. Quand enfin il arriva au foyer, il comprit pleinement l'importance de cette maison qui ne lui avait pas paru grande, car il était alors si fatigué qu'il dut s'appuyer sur son bâton pour se reposer. Le voyant arrêté, le géante posa sa quenouille, se leva de son banc et, en quelques pas, fut près de lui. "Nous autres, géants, aimons les grandes maisons, dit-elle, et mon maître se plaint souvent d'être à l'étroit ici. Mais je comprends à quel point cela peut être fatigant de traverser cette maison de géants pour qui ne peut faire des pas plus grands que les tiens. Dis-moi maintenant qui tu es et ce que tu cherches chez les géants!" Un moment, le voyageur sembla près de répondre durement, mais il ne voulait probablement pas engager une dispute avec une femme, et il répondit très calmement : "Mon nom est Main-Ferme, et je suis un guerrier qui a vécu maintes aventures. Je viens maintenant de passer un an dans mon domaine, et je commençais à me demander si vraiment il ne me restait plus rien à faire lorsque j'ai entendu des humains dire que vous autres, géants, vous vous occupez si mal de ce pays que personne d'autre que vous ne peut y vivre. Et je viens par conséquent aujourd'hui parler à ton maître de ce sujet et lui demander qu'il veille à ce que les choses s'améliorent."

"Mon maître est parti à la chasse, dit la géante. Et il répondra lui-même à tes questions quand il sera de retour. Mais permets-moi de te dire que qui veut poser de telles questions à un géant devrait être un homme plus grand que toi. Il vaudrait mieux pour ton honneur que tu partes tout de suite sans l'avoir rencontré." — "Maintenant que je suis venu jusqu'ici, je tiens quand même à l'attendre", dit celui qui s'appelait Main-Ferme. "Je t'aurai conseillé de mon mieux, dit la géante. Maintenant, fais comme bon te semble. Assieds-toi ici, sur le banc, et je vais aller chercher de quoi boire à ton arrivée!"

La femme saisit alors une immense corne à hydromel et se rendit dans le coin le plus éloigné de la pièce, où se trouvait le tonneau. Celui-ci non plus ne paraissait pas très grand au visiteur mais, lorsque la femme ôta le bouchon, l'hydromel jaillit aussi bruyamment dans la corne que si une cascade était entrée dans la pièce. La corne fut bientôt pleine et la femme voulut remettre le bouchon sur le tonneau. Mais elle n'y arriva pas et l'hydromel continua de jaillir, arracha le bouchon de sa main et se répandit par terre. Une nouvelle fois la géante essaya de remettre le bouchon mais sans succès. Alors elle appela l'étranger à la rescousse. "Tu vois que je n'arrive pas à arrêter l'hydromel de couler, Main-Ferme. Viens remettre ce bouchon sur le tonneau!" L'hôte se hâta de venir l'aider. Il ramassa le bouchon et essaya de le presser dans le trou, mais l'hydromel le repoussa lui aussi, le bouscula loin dans la pièce et continua d'inonder le sol.

Plusieurs fois Main-Ferme réitéra sa tentative mais en vain et il finit par jeter le bouchon. Le sol était maintenant couvert d'hydromel et, pour qu'on pût se déplacer dans la pièce, l'étranger se mit à creuser de profonds sillons dans lesquels l'hydromel pouvait s'écouler. Il traça ainsi des rigoles dans le roc dur, comme ces enfants qui au printemps tracent des lignes dans le sable pour que la neige qui fond s'écoule, et par ci, par là, en tapant du pied, il creusa des trous profonds pour retenir le liquide. Durant tout ce temps, la géante resta silencieuse et, si l'hôte avait levé les yeux vers elle, il l'aurait vue contempler son travail avec effroi et stupeur. Mais, une fois qu'il eut terminé, elle dit d'une voix moqueuse : "Je te remercie, Main-Ferme, je vois que tu fais de ton mieux. D'habitude, le maître m'aide à remettre ce bouchon. On ne demande pas à tout le monde de posséder sa force, mais comme tu n'es pas arrivé à faire ça, il me semble préférable que tu t'en ailles tout de suite." — "Je ne partirai pas tant que je n'aurai pas exposé les motifs de ma venue", dit l'étranger qui cependant avait l'air honteux et découragé. "Alors installe-toi là-bas sur le banc, dit la femme, pendant que je mets une marmite sur le feu pour te préparer un brouet!"

La femme fit comme elle l'avait dit. Mais lorsque le brouet fut presque prêt, elle se tourna vers l'hôte. "Je crois que je n'ai plus assez de farine pour épaissir suffisamment ma soupe. Aurais-tu la force de donner quelques tours à la meule qui est à côté de toi? Il y a encore des grains entre les pierres. Mais mets-y toutes tes forces, car elle n'est pas facile à tourner cette meule."

L'hôte ne se fit pas longtemps prier et il essaya de tourner la meule à bras. Elle ne lui paraissait pas très grosse mais, lorsqu'il saisit la poignée et voulut faire tourner la pierre, celle-ci fut si lourde qu'il n'arriva pas à la remuer. Il dut y mettre toute sa force, et encore ne réussit-il à donner qu'un seul tour.

La géante observa ses efforts d'un oeil étonné mais, quand il abandonna la meule, elle dit : "Mon maître m'aide mieux que ça à tourner cette meule quand elle se bloque. Mais on ne peut pas te demander de donner plus que tes forces. Ne comprends-tu donc pas maintenant qu'il vaudrait mieux que tu évites de rencontrer celui qui sait tourner cette meule avec tant de facilité?" — "Je crois quand même que je vais l'attendre", dit Main-Ferme d'une voix basse et détendue. "Alors va t'asseoir tranquillement là-bas sur le banc pendant que je te prépare un lit, dit la géante, car tu seras sans doute obligé de passer la nuit ici!"

Elle prépara un lit avec beaucoup de couettes et de coussins et souhaita bonne nuit à son hôte. "J'ai peur que tu trouves ce lit un peu dur, dit-elle. Mais c'est sur ce genre de couche que mon maître se repose chaque nuit."

Quand Main-Ferme s'allongea sur le lit, il sentit tant de bosses et d'aspérités sous son corps qu'il ne fut pas question pour lui de dormir. Il essaya de se tourner et de se retourner, sans réussir pour autant à bien se sentir. Il entreprit alors de disperser la literie, un coussin par ci, une couette par là, ce qui lui permit ensuite de dormir tranquille jusqu'au matin.

Mais quand le soleil entra par la lucarne, il se leva et quitta la maison des géants. Il traversa la cour, sortit et referma le portail derrière lui. A l'instant même, la géante fut à son côté."Je vois que tu t'apprêtes à t'en aller, Main-Ferme, dit-elle. C'est sans doute ce que tu as de mieux à faire." — "Si ton maître peut dormir sur un lit comme celui que tu m'as fait pour la nuit, dit Main-Ferme d'un air maussade, je préfère ne pas le rencontrer. Ce doit être un homme de fer, et certainement invincible."

La géante s'appuya sur le portail. "Maintenant que tu es hors de ma demeure, Main-Ferme, dit-elle, laisse-moi te dire que ton voyage chez nous les géants n'a pas été aussi inutile que tu sembles le croire toi-même. Ne t'étonne pas d'avoir trouvé long le chemin à travers notre maison, car ce que tu as traversé, c'est l'étendue entière de montagnes qu'on appelle le Jämtland. Rien d'étrange non plus que tu aies eu du mal à remettre la bonde au tonneau, car il contenait toute l'eau qui se précipite des montagnes enneigées. Et quand tu as détourné cette eau qui ruisselait sur toi et couvrait le sol de notre maison, tu as créé des sillons et des combes qui sont maintenant emplis de rivières et de lacs. Et ce n'est pas de la faiblesse que tu as montrée en ne réussissant à tourner la meule que d'un tour, car entre les pierres il n'y avait pas de grain mais du calcaire et du schiste, et en un seul tour tu en as moulu suffisamment pour que nos étendues montagneuses soient couvertes d'une bonne terre fertile. Je ne suis pas étonnée non plus que tu n'aies pu dormir dans le lit que je t'avais préparé, car je l'avais fait avec les cimes anguleuses des montagnes. Tu les as maintenant dispersées sur une bonne moitié du pays et les humains ne te seront peut-être pas aussi reconnaissants pour cela qu'ils le seront du reste. Je te dis au revoir maintenant, et je te promets que mon maître et moi-même allons quitter ce lieu pour un endroit dans lequel tu ne pourras pas nous rejoindre aussi facilement."


Tandis que le voyageur écoutait tout cela, sa colère allait grandissant et, quand la géante eut fini de parler, il saisit un marteau qu'il portait à la ceinture. Mais, avant même qu'il ait eu le temps de le brandir, la femme avait disparu et, sur l'emplacement de la ferme des géants, ne se dressait qu'une paroi rocheuse grise. Ce qui subsistait, par contre, c'étaient les fleuves et les lacs pour lesquels il avait fait de la place parmi les montagnes, et la terre fertile qu'il avait émiettée. Restaient aussi les merveilleuses montagnes qui donnent au Jämtland sa beauté et qui, à tous ceux qui les visitent, procurent force, santé, joie, courage et joie de vivre, si bien qu'aucun des exploits de Thor ne semble plus important que celui qu'il accomplit en dispersant des masses montagneuses des monts de Frostviken au nord au mont Helag au sud, des monts d'Ovik, du côté du lac de Storsjön, jusqu'aux Sylarna, près de la frontière du pays.


Selma Lagerlöf, Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. (Titre original : Nils Holgerssons underbara resa genom Sverige, publié en 1906).

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