Ma terre, mon blé !
« Robert d'Artois sauta brusquement à bas de sa monture, dont il lança la bride à son valet Lormet, grimpa le talus en écrasant les herbes, et entra dans le premier champ. Ses compagnons restèrent immobiles, respectant la solitude de sa joie. Robert avançait de son pas de colosse à travers les épis, déjà lourds et dorés, qui lui montaient aux cuisses. De la main, il les caressait comme la robe d'un cheval docile ou les cheveux d'une maîtresse blonde.
« Ma terre, mon blé ! » répétait-il.
On le vit soudain s'abattre dans le champ, s'y étendre, s'y vautrer, s'y rouler follement parmi les graminées comme s'il voulait s'y confondre ; il mordait les épis, à pleines dents, pour trouver au coeur du grain cette saveur laiteuse qu'il a un mois avant la moisson ; il ne sentait même pas qu'il s'écorchait les lèvres aux barbes du froment. Il s'enivrait de ciel bleu, de terre sèche et du parfum des tiges crissantes, faisant autant de ravages, à lui seul, qu'une compagnie de sangliers. Il se releva, superbe et tout froissé, et revint vers ses compagnons le poing serré sur une glane brutalement arrachée. [...] il glissa la poignée de blé sous sa chemise, à même la peau.
« Je jure Dieu, Messeigneurs, dit-il d'une voix éclatante, que ces épis ne quitteront point ma poitrine que je n'aie reconquis mon comté jusqu'au dernier champ. En guerre, maintenant ! »
Il remonta en selle et lança son cheval au galop.
« N'est-ce pas, Lormet, criait-il dans le vent de la course, que la terre ici a meilleur son sous les sabots de nos chevaux ? »
Maurice Druon, Les Rois Maudits, La loi des mâles.